Laura

 Laura avait neuf ans. C’était une enfant qui ne ressemblait pas tout à fait aux autres. Bien sûr, elle avait les mêmes envies, des désirs semblables à ceux de toutes les petites filles de son âge, mais seuls ses rêves lui permettaient de les réaliser. 

Laura était atteinte dans son corps et dans son âme par une infirmité honteuse ; Laura était obèse. 

Que ce mot était laid ! Elle en avait horreur. L’entendre, lui donnait envie de vomir. 

Laura ne regardait jamais les vitrines des magasins, de peur d’apercevoir son image en reflet. Le matin, elle se peignait sans miroir. Laura ne s’aimait pas. Elle ne supportait pas son corps, cette énorme chose vivante qui lui faisait mal partout quand elle se déplaçait. Et le regard des autres… Des tisons ardents qui s’enfonçaient dans son cœur et le faisaient saigner. Le regard des autres… 

Laura marchait toujours tête baissée, pour ne pas voir ceux qui l’injuriaient, ceux qui érigeaient en loi souveraine la Conformité. Il fallait rentrer dans le moule, être calibrée pour être acceptée. Sinon, pas de pitié. Jetée dans l’arène en pâture. 

Laura savait qu’une solution existait. 

Bien sûr, il eut fallu ne pas se lever la nuit pour manger le beurre à la petite cuillère. Ne pas s’empiffrer comme elle le faisait depuis maintenant cinq ans, depuis qu’elle avait trouvé son hamster inanimé dans sa cage… depuis qu’il était mort parce qu’elle avait oublié de lui donner à manger. 

Oui, mais voilà, le problème, c’était son irrépressible envie d’engloutir la nourriture. Non, elle n’avait pas faim. Juste pour le plaisir... Car pour Laura, il n'y en avait qu'un seul, celui-là!  Et comme tous les vices dont on goûte immodérément, il empoisonnait et détruisait petit à petit sa vie. 

Les apparences… Pourquoi la laideur du corps empêchait la pureté de l’être de s’exprimer ! Laura savait que son intelligence et ses capacités dépassaient sans l’ombre d’un doute celles de ces filles arrogantes et méchantes qui, jamais, ne lui tendaient la main et la regardaient couler lentement en rigolant. 

 Elle pensa à sa mère qui lui disait toujours qu’elle ne faisait aucun effort pour s’en sortir. Evidemment, elle, la vie lui souriait, et tout ce qu'elle entreprenait était un succès mais, comme un feu dévastateur, plus rien ne pouvait renaître sur son passage. Son énergie trouvait sa source dans celle des autres. 

Laura admirait sa mère et lui vouait un amour non réciproque. 

Laura avait pris une décision. 

  Ce matin, elle n’irait pas à l’école et ne se lèverait pas de son lit. Elle était malade et ne se mettrait debout que guérie, lorsqu’elle aurait reçu un baiser, un baiser d’amour. Oui, elle était sûre d’être prisonnière d’un sortilège jeté à sa naissance par une vilaine fée. Un baiser d’amour de sa mère et le sort serait rompu .Transformée en une ravissante petite fille que tout le monde voudrait prendre dans ses bras. Mais pour cela, il fallait dormir longtemps, longtemps, pour que sa mère s’inquiète et prenne soin d’elle. Réussirait-elle ? 

La force de sa détermination lui dessina un sourire sur les lèvres et un frisson de plaisir parcouru ses épaules. 

Enfin, le regard des autres allait changer. 

Laura ne voulait plus de cette moue dégoûtée que sa mère exprimait  lorsqu’elle l’embrassait sur ses joues grasses, du bout des lèvres. 

Laura allait dormir, et  espérait bien ne plus jamais voir ce monde qu’elle voulait quitter. Elle serait une autre à son réveil. Terminée, cette envie de manger. Mince et gracieuse, elle serait jolie et aimée. En attendant, le rêve serait son seul compagnon. 

  Après s’être regardée une dernière fois dans la glace de la salle de bain, Laura monta sur un tabouret, prit la boite de somnifères posée sur l’étagère du haut et avala dix comprimés, un par année. Il fallait bien dormir dix ans pour que cela marche. Elle ne serait pas dérangée, jamais personne ne venait la coucher le soir ni lui raconter une histoire. 

Tranquillement, elle alla s’étendre sur son lit… 

  Quand sa mère l’appela, le lendemain matin pour aller à l’école, Laura ne répondit pas. 

Après plusieurs minutes, inquiète, elle ouvrit la porte de sa chambre et vit sa fille endormie, souriante. 

Un hurlement sauvage s'échappa de sa gorge en apercevant les médicaments sur la table de nuit. 

-  Pourquoi, pourquoi m’a-t-elle fait ça ! A moi ! 

Douloureux, déformé par l’impuissance, son visage se refléta un bref instant dans le miroir de la salle de bain, méconnaissable. Agité de tremblement, il vomissait tout le fiel de son existence. 

 L’échec. Elle n’avait jamais connu. C’était un coup de maître. Laura remontait dans son estime. Pour une fois, elle avait gagné. Dommage. C’était trop tard. 

Décidément, elle ne comprenait rien aux enfants. C’était sûr, elle n’en aurait pas d’autres.